Les secrets harmoniques de Creep de Radiohead

Les secrets harmoniques de Creep de Radiohead

Analyse musicale de la célèbre chanson Creep du groupe Radiohead. Découvrez les secrets harmoniques qui se cachent derrière la progression d’accords de Creep.

 

Introduction

Creep de Radiohead. Sans aucun doute la chanson la plus connue du groupe, mais aussi l’un des hymnes les plus emblématiques de sa génération.

Creep c’est avant tout une thématique à laquelle des millions de personnes ont pu s’identifier : celle d’un amour à sens unique, qui mène à la haine de soi et à un sentiment de décalage avec les autres.

Mais Creep, comme n’importe quelle histoire d’amour, c’est aussi le récit d’une relation tumultueuse. Après la phase fusionnelle où la chanson a permis à Radiohead d’être propulsé au rang de stars dans les années 90, arrive la période de haine.

Dépassés et lassés par leur propre création, Thom Yorke et sa bande décident de ne plus la jouer sur scène pendant plus d’une décennie. Il faudra attendre 2009, pour que leur relation s’apaise et que le groupe accepte enfin de réinterpréter son hymne au public.

Mais aujourd’hui ce n’est pas de l’histoire de la chanson dont on va parler, mais de son harmonie.

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Sol Majeur / Si Majeur / Do Majeur / Do Mineur. Ça, ce sont les 4 accords de la chanson. 4 accords seulement qui sont répétés en boucle tout au long du morceau.

Alors quand on connaît l’amour du groupe pour les harmonies riches et complexes (coucou Paranoid Android), on se dit qu’une chanson à 4 accords, c’est assez pauvre. Mais en fait pas du tout. Parce que quand on prend le temps d’analyser cette progression, on se rend compte qu’elle renferme bien plus de richesse qu’il n’y paraît.

Alors justement quels sont les secrets harmoniques qui se cachent derrière ces 4 accords ? Et comment est-ce qu’ils ont participé à faire de Creep l’un des morceaux les plus important de ces 30 dernières années ? C’est ce qu’on va voir ensemble dans cette analyse.

I / La progression de Creep

Comme je l’ai mentionné, Creep c’est les 4 mêmes accords qui sont répétés en boucle tout au long de la chanson : Sol Majeur / Si Majeur / Do Majeur et Do Mineur.

La tonalité du morceau c’est Sol Majeur, ce qui veut dire que la majorité des accords de la progression proviennent de cette gamme.

Donc ce qu’on va faire, c’est qu’on va prendre la gamme de Sol Majeur et qu’on va l’harmoniser, c’est-à-dire qu’on va créer à partir de chacune de ses notes un accord (je vous renvoie à mon article sur le sujet pour savoir comment faire). A partir de là, on va pouvoir voir quels sont les accords qui ont été utilisés ou non dans la progression.

En harmonisant la gamme de Sol Majeur, on obtient les accords de Sol Majeur, La Mineur, Si Mineur, Do Majeur, Ré Majeur, Mi Mineur et Fa# Dim.

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On voit que dans la progression, les accords de Sol Majeur et Do Majeur appartiennent bien à la tonalité. Sol Majeur c’est l’accord de degré I et Do Majeur l’accord de degré IV. Par contre Si Majeur et Do Mineur ne font pas partie de la tonalité.

Dans la gamme de Sol Majeur l’accord de Si (qui correspond à l’accord de degré iii) est normalement mineur, alors que dans la progression il est majeur. Et de la même façon, l’accord de Do dans la tonalité est majeur, alors que dans la progression à la fin il est mineur.

Ce qui nous donne au final la progression I, III Majeur, IV iv Mineur.

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Maintenant qu’on a une vue d’ensemble de la progression, ce que je vous propose de faire, c’est qu’on revienne en détail sur chacun des accords qui la compose, comme ça vous verrez pourquoi ils ont été choisis et le rôle qu’ils tiennent dans la progression.

II / Focus sur les accords de la progression

1) L’accord de Sol Majeur

Le premier accord, c’est l’accord de Sol Majeur qui est l’accord de degré I. Ça c’est quelque chose d’hyper classique : on commence souvent la progression par l’accord de degré I parce qu’il permet d’installer la tonalité.

2) L’accord de Si Majeur

a) Un accord étranger

Ensuite arrive l’accord de Si Majeur. Alors ça c’est un accord qui est hyper intéressant.

Normalement comme on l’a vu, dans la tonalité l’accord de degré iii est mineur. Et ce mouvement du I vers iii, c’est quelque chose de très fréquent en composition. Pourquoi ? Parce que les accords de degré I et iii partagent deux notes communes.

Regardez : entre Sol Majeur et Si Mineur, on a le Si et le Ré en commun. Donc puisqu’on a cette base commune au niveau des notes, l’enchaînement entre les deux accords est super fluide.

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D’ailleurs, en harmonie l’accord de degré iii a un rôle similaire à l’accord de degré I. Comme ils se ressemblent, lui aussi a pour rôle d’asseoir la tonalité. Si vous voulez, l’accord de degré iii, c’est une sorte de sous accord de degré I, c’est son lieutenant.

Mais dans Creep on n’utilise pas l’accord de degré iii. On le remplace par sa version majeure. Résultat des courses : on a plus deux notes communes entre les deux accords mais une seule. Donc puisque les accords sont moins semblables, leur transition est moins naturelle, ce qui créé une petite tension à l’oreille.

Sans compter qu’en plus, dans l’accord de Si Majeur, on retrouve le Ré# qui n’appartient pas à la tonalité.

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Et ça, le fait d’utiliser dès le début de la progression un accord étranger, c’est le premier coup de maître de Radiohead. Non seulement parce que ça créé tout de suite une surprise, ça rend la progression intéressante, mais surtout parce que… « I don’t belong here », ça permet de véhiculer le message de la chanson.

b) Une dominante secondaire

Alors dernière petite chose par rapport à cet accord de Si Majeur : si je veux être tout à fait juste, d’un point de vue harmonique je ne peux pas le décrire comme un accord de degré III. Pourquoi ? Parce qu’en fait cet accord c’est une dominante secondaire.

C’est quoi une dominante secondaire ? Je vous renvoie à ma vidéo complète sur le sujet, mais très rapidement c’est l’accord de degré V d’un des accords de la tonalité (en dehors de l’accord degré I). Par exemple, ça va être l’accord de degré V de l’accord de degré ii, l’accord de degré V de l’accord de degré iii, l’accord de degré V de l’accord de degré IV etc.

Pour en revenir à Creep, Si Majeur c’est en fait l’accord de degré V de l’accord de degré vi. Regardez : l’accord de degré vi de la tonalité, c’est Mi Mineur. Et si on prend son accord de degré V (c’est à dire l’accord de degré V de la gamme de Mi Mineur), on retrouve bien Si Majeur.

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Du coup, pour être tout à fait exact, notre progression d’accords ce n’est pas I / III / IV / iv mais I / V de vi / IV / iv.

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Alors là vous allez me dire : Bah ok si tu veux, mais en vrai qu’est-ce que ça change ? C’est beaucoup plus cohérent de présenter la progression comme ça parce comme on l’a vu, cet accord de Si Majeur génère de la tension. Donc c’est logique de le considérer comme un accord de degré V qui par définition est un accord de tension, que comme un accord de degré iii qui comme on l’a vu, est lui un accord de résolution.

3) L’accord de Do Majeur

Arrive ensuite l’accord de Do Majeur qui est l’accord de degré IV de la tonalité. Si vous avez bien suivi ma vidéo sur les dominantes secondaires, normalement vous devriez être assez surpris de retrouver là cet accord de Do Majeur.

Pourquoi ? Parce que comme je l’ai expliqué dans la vidéo, dans l’immense majorité des cas, les dominantes secondaires sont suivies par leur accord de résolution. Concrètement, après un V de ii, on retrouve l’accord de degré ii, après un V de IV on retrouve l’accord de degré IV etc.

Donc ici puisqu’on a un V de vi, logiquement ce qu’on attend derrière comme accord de résolution, c’est l’accord de degré vi. Mais là après le V de vi, on n’a pas l’accord de degré vi Mi Mineur, mais l’accord de degré IV Do Majeur.

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Dans le jargon ça c’est ce qu’on appelle une cadence évitée : on semble se diriger vers un accord attendu, mais à la place on change de direction pour créer la surprise.

Mais cet accord fonctionne quand même très bien parce qu’il partage des notes communes avec Mi Mineur. Entre Do Majeur et Mi Mineur on a le Mi et le Sol en commun, c’est pour ça que même si ce n’est pas l’accord de degré vi, Do Majeur permet quand même de résoudre le V de vi.

Et encore une fois, c’est très bien vu de la part de Radiohead. La cadence évitée créé une sensation de décalage à l’oreille. Et Creep ça parle de quoi ? D’un mec qui se sent en décalage avec les autres. 😉

4) L’accord de Do Mineur

Arrive enfin le dernier accord de la progression : Do Mineur.

Cet accord qui est aussi étranger à la tonalité, c’est ce qu’on appelle un « emprunt modal ».

C’est un nom qui peut faire peur mais vous allez voir c’est très simple : un emprunt modal c’est le fait d’utiliser dans sa progression un accord qui appartient à la tonalité parallèle. Et deux tonalités parallèles je le rappelle, ce sont par exemple Do Majeur et Do Mineur, Fa Majeur et Fa Mineur Je vous renvoie à ma vidéo sur le sujet).

Dans Creep on est en Sol Majeur, la tonalité parallèle c’est Sol Mineur, et effectivement on voit que Do Mineur c’est l’accord de degré IV de Sol Mineur.

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C’est très intéressant d’avoir utilisé cet accord de Do Mineur parce qu’il permet de créer ce qu’on appelle une cadence plagale mineure avec le premier accord de la progression.

C’est quoi une cadence plagale mineure ? Déjà la cadence plagale, c’est le fait d’enchaîner l’accord de degré IV avec l’accord de degré I. Par exemple en tonalité de Sol Majeur, c’est le fait d’enchaîner Do Majeur avec Sol Majeur. Et la cadence plagale mineure, c’est le fait d’enchaîner l’accord de degré IV en version mineure, avec l’accord de degré I.

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C’est ce qui se passe dans la progression : en la répétant on enchaîne l’accord de degré iv Do Mineur avec l’accord de degré I Sol Majeur.

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Et cette cadence plagale mineure à quoi est ce qu’elle sert ? Ben déjà, elle donne une teinte très mélancolique au morceau, et ensuite elle permet de faire boucler la progression.

Parce que l’accord de Do Mineur génère une certaine tension (notamment par l’intermédiaire de sa tierce le Mib), et cette tension elle est résolue par l’accord de Sol Majeur qui arrive juste après (notamment par sa quinte le Ré).

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Donc, puisque le dernier accord de la progression génère de la tension, et que cette tension est résolue grâce au premier accord de la progression, on créé une espèce de boucle qui permet à la progression de se répéter de manière toujours satisfaisante.

5) Récapitulatif

Pour résumer : voilà tout ce qui se passe d’un point de vue harmonique dans Creep en l’espace de 4 accords seulement :

D’abord on commence par l’accord de degré I qui installe la tonalité.

Ensuite, arrive un accord étranger à la tonalité qui apporte de la tension. Cet accord c’est ce qu’on appelle une dominante secondaire, il s’agit de l’accord de degré V de l’accord de degré vi.

Mais contrairement à ce qui se fait généralement, ce V de vi ne se résout pas sur l’accord de degré vi, mais sur l’accord de degré IV de la tonalité. Ce phénomène c’est ce qu’on appelle une cadence évitée, et ça permet de créer une sensation de décalage.

Arrive enfin l’accord de Do Mineur qui est un emprunt modal. Cet accord apporte une touche de mélancolie à la progression et permet de former une cadence plagale mineure avec le premier accord de la progression : Sol Majeur.

Cadence plagale mineure qui permet à la progression de boucler sur elle-même, et donc d’être répétée de manière toujours satisfaisante.

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Pffiou ! C’est fou hein ? Mais vous savez quoi ? Ce n’est pas encore terminé. Il reste encore un dernier secret qui se cache derrière cette progression.

III / Le voice leading

Si cette progression est aussi cohérente, alors que pourtant elle intègre des accords étrangers à la tonalité, c’est grâce à son voice leading.

Le voice leading c’est quoi ? En français on pourrait traduire ça par «la conduite de voix », et en gros c’est la mélodie qui est naturellement induite par les accords. Et effectivement, si on joue les accords de Creep, on entend qu’il y a une petite mélodie qui se dégage. Ce qui reste dans l’oreille c’est Ré / Ré# / Mi / Mib / Ré.

Eh ben, le fait qu’il y ait un mouvement logique au niveau du voice leading (on a une montée chromatique au niveau des trois premiers accords, puis une descente chromatique sur les deux derniers et le premier de la nouvelle boucle), c’est ça qui permet de gluer l’ensemble.

IV / Leçons de l’analyse harmonique de Creep

Pour conclure, qu’est-ce qu’on peut retenir de toute cette analyse ? Déjà que la force de Radiohead c’est de réussir à mettre à profit les outils harmoniques au service de leur musique.

1) Les outils harmoniques au service de la création

Le personnage de l’histoire ne se sent pas à sa place ? Quoi de mieux pour illustrer cette idée que d’utiliser dans la progression des accords étrangers à la tonalité ?

Le morceau parle d’une personne qui recasse sans cesse ses idées noires ? Pour matérialiser ça, ça peut être hyper intéressant d’utiliser une progression qui boucle sur elle-même. Et ainsi de suite.

Alors bien sûr, dans la pratique Radiohead n’a pas été aussi froid dans sa manière de composer. Ça a été fait de façon beaucoup plus naturelle : ils ont joué, testé différentes choses et ils se sont surtout basés sur leur feeling.

Mais s’il y a une chose dont il ne faut pas douter : c’est qu’ils maîtrisent l’harmonie. Ils savent parfaitement ce qu’ils font.

Et justement, c’est ça tout mon point avec cette analyse : c’est de vous monter que le monde de la théorie et de l’instinct ne sont pas forcément opposés. Au contraire, à partir du moment où vous alliez les deux, vous pouvez aboutir sur des résultats absolument incroyables.

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2) De la simplicité, sans que ce soit simpliste

Et enfin, la dernière chose que l’on peut retenir de cette analyse, c’est qu’il est possible de créer des choses simples, sans que ce soit simpliste.

La chanson n’est composée que de 4 accords qui se répètent, et pourtant ils arrivent à y intégrer des éléments comme la dominante secondaire ou la cadence évitée qui font que c’est toujours intéressant.

Et ce qui est très fort, c’est qu’ils arrivent aussi à faire l’inverse. C’est-à-dire qu’ils sont capables de générer des chansons immensément complexes (toujours coucou Paranoid Android), mais de faire en sorte que ce soit toujours efficace et mémorable.

Au final, c’est peut-être ça le secret de la magie Radiohead : de la complexité même dans ce qu’il y a de plus simple, et de la simplicité dans ce qu’il y a de plus complexe.

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